La mise en perspective du projet GIGEO dans l’ensemble beaucoup plus vaste que constitue la gestion à court, moyen et long terme des matières nucléaires dangereuses, met en évidence l’inadéquation et les risques de ce projet.

Alors que les réunions publiques proposées par la Commission nationale du débat public sur le projet Cigeo (Centre industriel de stockage géologique) se révèlent impossibles à tenir du fait d’une forte opposition à leur tenue, il peut être utile de s’interroger sur la pertinence de ce projet dans le cadre de l’ensemble des questions soulevées par l’aval du cycle nucléaire, plutôt que de tenter de cantonner le débat à un projet qui est loin d’être à la dimension des questions posées et qui, même dans sa propre logique, est très contestable.

Pour sortir de la situation actuelle par le haut, il faudrait se donner le temps de faire le tour des questions liées au devenir de l’ensemble des matières radioactives dangereuses selon les scénarios qui sortiront du débat national sur la transition énergétique et selon les évolutions des technologies nucléaires ?

Cela permettrait d’envisager plus sereinement les avantages et les inconvénients des différentes stratégies possibles avant de s’engager pour une centaine d’années dans ce projet contesté.

A quelle question le projet Cigeo est-il censé répondre ?

Le projet de stockage géologique est supposé résoudre la question d’un stockage multimillénaire des « déchets ultimes » du nucléaire, définis comme ceux qui ne sont pas physiquement recyclables dans l’état actuel des sciences et des techniques et qui présentent une forte ou très forte radioactivité HAVL et MAVL (1) pour des durées très longues, supérieures à des centaines d’années.

Les déchets HAVL sont constitués des produits de fission et des actinides mineurs contenus dans le combustible usé des centrales nucléaires préalablement séparés de l’uranium et du plutonium contenus dans ce même combustible. Ces déchets ultimes représentent moins de 5 % de l’ensemble des matières nucléaires dangereuses à long terme qu’engendre l’activité nucléaire civile. Ils sont conditionnés après vitrification dans des colis en inox et doivent être entreposés 50 à 60 ans pour refroidissement avant leur enfouissement.

Les 95 % de matières dangereuses non concernées par cette définition sont supposées bénéficier d’un recyclage (sous des formes diverses mais non encore déterminées) et sont donc exclues du projet. Quant aux déchets ultimes éventuels de ce recyclage éventuel, ils ne sont ni définis ni comptabilisés et par conséquent exclus du projet Cigeo.

Les déchets MAVL sont d’origines plus diverses (résidus divers des usines du combustible ou du retraitement, coques des combustibles, etc.) et sont conditionnés sous des formes diverses : vitrification, cimentation, bitumage. Moins radioactifs donc moins chauds, ils pourraient commencer à être stockés dès l’ouverture du site de stockage.

Deux questions viennent immédiatement à l’esprit.

La définition des « déchets ultimes » est-elle pérenne ou dépend-elle des progrès scientifiques ou techniques ?

On peut douter de cette pérennité quand on sait que des équipes importantes du CEA (Commissariat à l’énergie atomique) se consacrent justement à la transmutation de certains de ces déchets ultimes, les actinides, en produits à plus courte durée de vie.

La notion de « recyclabilité » des produits nucléaires dangereux actuellement exclus de l’inventaire des déchets ultimes est-elle une réalité ou connaît-elle des limites techniques ou économiques ?

C’est manifestement le cas pour le plutonium, actuellement très partiellement recyclé sous forme de MOX et dont la majorité se retrouve dans le combustible MOX irradié, dont le multirecyclage n’est pas envisagé pour des raisons à la fois techniques et économiques. Le MOX irradié répond donc actuellement à la définition de « déchet ultime » et non pas de ressource potentielle de plutonium.

C’est également le cas pour la majorité du plutonium obtenu par retraitement du combustible uranium, puisque son usage massif futur est conditionné à l’émergence d’une génération de réacteurs dits de quatrième génération supposés capables, au cours de la seconde moitié du XXIe siècle d’assurer sans faille, dans des conditions économiques et sociales acceptables, un multirecyclage du plutonium jusqu’à l’épuiser totalement.

Le débat national de 2006 avait montré clairement l’aspect aléatoire de cette stratégie et la très grande inertie qu’elle introduisait dans l’évolution de l’inventaire des matières radioactives les plus dangereuses (plutonium et actinides mineurs), même dans les scénarios les plus optimistes.

Dans les hypothèses les plus favorables où les réacteurs de quatrième génération prenaient toute leur place à côté des réacteurs de génération 3 (les EPR), le bilan des matières nucléaires dangereuses en 2110 des scénarios établis par le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et le CEA n’était guère brillant : 150 tonnes d’actinides contre 133 tonnes en 2050 et 41 tonnes en 2004, 5800 tonnes de produits de fission contre 3430 tonnes en 2050 et 900 tonnes en 2004, 1640 tonnes de Mox irradié contre 3660 tonnes en 2050 et 500 tonnes en 2004 (2).

Il apparaît donc clairement que la classification en déchets ultimes et matières valorisables indispensable à la justification du projet Cigeo est largement infondée.
C’est non seulement, comme l’a souligné un récent avis de l’ASN (3), la quantité de déchets, mais aussi la composition des déchets à stocker durant les cent ans à venir dans le projet Cigeo qui est largement indéterminée.

Le projet Cigeo, centré sur le stockage d’un type précis de déchets HAVL dits « ultimes » aujourd’hui et pendant les cent ans qui viennent, a toutes chances d’être totalement inadapté au stockage de matières nucléaires dangereuses qui vont se révéler comme des déchets au cours du XXIe siècle, dont la composition et les caractéristiques ne sont pas connues et qui pourraient représenter jusqu’ à vingt fois les déchets considérés comme « ultimes » aujourd’hui.

Un projet qui cherche sa justification dans des préoccupations de très long terme (plus de milleans ans) au prix de grandes incertitudes sur le court et moyen terme (cent ans)...

La logique du projet Cigeo est complètement tournée vers le très long terme, avec la volonté de répondre à une question unique : comment assurer la stabilité du stockage des « déchets ultimes » sur des durées géologiques.

La solution choisie repose sur le double concept de « barrière naturelle » qu’apporterait à très long terme les couches géologiques (à condition d’être judicieusement choisies) à la migration éventuelle des particules radioactives mais aussi d’irréversibilité.

En effet le but revendiqué de l’opération est de pouvoir « oublier » ces déchets en rendant impossible leur accès à l’homme pendant des dizaines de générations. Dans cette perspective, les questions de court et moyen terme (moins de cent ans) ont été considérées que comme accessoires dans le projet.

Cette logique d’oubli et de confiance dans la nature et la technique comme garantie de sûreté a fait l’objet de vives controverses au cours du débat national sur la gestion des déchets radioactifs de 2006.

Est apparue à cette occasion la notion d’entreposage surveillé et pérennisé qui repose sur une attitude très différente, en refusant l’oubli proposé comme solution à la société actuelle et future. L’entreposage envisagé impose en effet non seulement une surveillance mais la possibilité technique réelle d’extraire les fûts de déchets à tout moment et d’en disposer autrement.

La notion d’évolution (évolution scientifique et technique, évolution des esprits et des sociétés) est donc au cœur de ce concept concurrent qui a recueilli une large approbation au cours du débat public engagé par la Commission nationale du débat public sur la gestion des déchets radioactifs en 2005-2006.

Cette pression a conduit les pouvoirs publics et l’Andra à proposer une part de réversibilité dans son concept de stockage irréversible à long terme. Mais il s’agit en fait de l’ouverture d’une éventualité de réversibilité des décisions de stockage au cours de la période d’une centaine d’années jugée comme nécessaire au remplissage de l’installation et non pas d’une réelle possibilité de remise au jour de l’ensemble des fûts déjà stockés pendant cette période, ce qu’on appelle « la récupérabilité ».

Le projet Cigeo, avec sa profondeur et l’architecture de ses galeries, se prête en effet particulièrement mal au déstockage éventuel des colis stockés.

Cette réversibilité partielle constitue donc bien plus une concession de principe aux tenants de l’entreposage pérenne, qu’un réel changement de cap.

Mais cette nouvelle exigence, bien que sans conséquences sur l’option de long terme privilégiée, puisque c’est la seule issue envisagée, comporte une série de conséquences à court et moyen terme : contrairement à la logique de départ affichée, à savoir l’oubli le plus rapide possible des déchets stockés par une interdiction physique totale d’accès, le projet maintient le site entièrement ouvert pendant les cent prochaines années.

Il cumule alors les risques inhérents à la présence des fûts déjà stockés mais non encore isolés dans leur configuration définitive, et ceux inhérents au transport et à la gestion du remplissage des galeries, sans pour autant bénéficier de la souplesse ni des moyens de surveillance d’un entreposage conçu pour la réversibilité, au sens physique du terme.

Pendant une centaine d’années, plusieurs chantiers nucléaires vont coexister : celui de creusement de nouvelles galeries et d’aménagement d’alvéoles de stockage, celui de chargement dans les galeries existantes de colis de déchets, celui d’entreposage en surface de quelques jours à quelques semaines des colis reçus pour assurer la régulation des flux de colis à stocker.

Un projet dont la sûreté aussi bien à court terme qu’à long terme demeure douteuse

Plusieurs risques à l’intégrité du stockage ont été identifiés dont par exemple des risques d’explosion d’hydrogène dégagé par certains colis MAVL en cas de panne de ventilation de ces colis pendant plus d’une semaine, des risques d’incendie provoqués par la présence de grandes quantités de bitume, etc.

Chacun de ces risques a fait l’objet d’études sérieuses, mais comme dans le cas d’un accident majeur, la combinaison de certains ou de tous ces risques n’a pas été modélisée.

Indépendamment des questions de pérennité à très long terme du stockage, il existe donc une série de risques qui peuvent se matérialiser à court et moyen terme, dans la phase où le stockage reste ouvert et provoquer des pollutions radioactives majeures.

CIGEO est donc un projet qui ne répond que très partiellement à la question du devenir des matières nucléaires dangereuses, un projet rigide qui permet de saisir ni les opportunités d’évolution sociétale ou technologique ni les évolutions de politique nucléaire, un projet d’ores et déjà très onéreux (35 milliards d’euros) alors qu’il ne s’adresse qu’à une petite part des questions d’aval du cycle nucléaire, un projet dont la sûreté n’est pas assurée ni pendant sa longue phase de construction-remplissage, ni sur le très long terme.

La mise en perspective du projet GIGEO dans l’ensemble beaucoup plus vaste que constitue la gestion à court, moyen et long terme des matières nucléaires dangereuses, met en évidence l’inadéquation et les risques de ce projet.


Notes

(1) HAVL et MAVL : haute activité à vie longue et moyenne activité à vie longue.

(2) Petit memento des déchets nucléaires Les cahiers de Global Chance, sept 2005.

(3) Avis n°2013-AV-0719 de l’Autorité de sûreté nucléaire du 16 mai 2013 sur les documents produits par l’ANDRA depuis 2009, relatifs au projet de stockage de déchets radioactifs en couche géologique profonde (ou projet CIGEO : Centre industriel de stockage réversible profond de déchets radioactifs en Meuse/Haute-Marne, sur le site de Bure).